V L’homme habillé de journaux

1 Impasse au roi
(Finessing the King)

 

Par un après-midi humide, Tuppence, qui venait de parcourir le Daily Leader, abandonna le journal d’un air songeur.

— Savez-vous à quoi je pense, Tommy ?

— Impossible à deviner, grogna ce dernier. Vous pensez à tant de choses à la fois !

— Je me disais que nous pourrions aller danser.

Tommy s’empara vivement du journal.

— Votre annonce fait très bon effet, remarqua-t-il en penchant la tête de côté : « Les célèbres détectives de Blunt »… Tuppence, je ne sais si vous vous en rendez compte mais c’est vous et vous seule qui représentez les « célèbres détectives de Blunt » ?

— Je vous parlais de danser.

— J’ai remarqué quelque chose de curieux dans les journaux. Voyons si vous l’avez découvert vous aussi. Prenez ces trois exemplaires du Daily Leader et dites-moi ce qui les différencie ?

Tuppence compara les en-têtes avec curiosité.

— Cela me paraît assez simple, finit-elle par déclarer, une pointe de mépris dans la voix. L’un est d’aujourd’hui, le second d’hier et le troisième d’avant-hier.

— Absolument génial, mon cher Watson. Mais il ne s’agit pas de cela. Observez les en-têtes de plus près et comparez-les avec attention. Remarquez-vous quelque dissemblance ?

— Non, et de plus je suis sûre qu’il n’y en a aucune.

Tommy soupira et joignit les mains à la manière – si particulière – de Sherlock Holmes.

— Cependant, vous lisez les journaux autant, sinon plus que moi. Mais moi, j’observe et vous, pas. Si vous voulez bien regarder à nouveau l’en-tête du Daily Leader d’aujourd’hui, vous verrez qu’au milieu du jambage du D se trouve un petit point blanc, ainsi que dans le L du même mot. Mais dans le journal d’hier, on retrouve ces marques non pas dans le mot DAILY mais dans le L de LEADER qui en comprend deux. Passons à avant-hier. Voyez… Deux points dans le D de DAILY. Ces en-têtes sont donc imprimés différemment chaque jour.

— Pourquoi ?

— C’est là un secret de journaliste.

— Ce qui veut dire que vous n’en savez rien et n’arrivez pas à deviner.

— Je constate seulement que la pratique en est commune à tous les journaux.

— Ce que vous êtes astucieux ! Surtout lorsqu’il s’agit de faire dévier la conversation. Revenons à ce que je vous disais auparavant.

— Oui ?

— Le bal des Trois Chœurs.

Tommy protesta :

— Non, Tuppence. Je vous en prie. Je ne suis plus assez jeune pour cela.

— Lorsque j’étais une innocente jeune fille, on m’enseignait que les hommes… et plus particulièrement les hommes mariés aimaient à boire, danser et se coucher tard. Seule une femme exceptionnellement belle et habile pouvait les garder à la maison. Encore une illusion de perdue ! Toutes les femmes que je connais rêvent de sortir, d’aller danser et se lamentent parce que leurs maris préfèrent chausser leurs pantoufles et gagner leur lit à 21 h 30. Et pourtant, vous dansez si bien, Tommy chéri.

— Allez-y doucement avec la pommade, Tuppence.

— Ce n’est pas uniquement pour le plaisir de la danse que j’ai envie de me rendre à ce bal. Cette annonce m’intrigue.

Elle reprit le journal et lut :

« Jouez 3 Cœur. 12 plis. As de pique. Impasse au Roi nécessaire. »

— Un moyen plutôt coûteux d’apprendre à jouer au bridge, déclara Tommy.

— Ne soyez pas idiot ! Cela n’a rien à voir avec le bridge. Il se trouve qu’hier je déjeunais avec une amie à l’As de Pique. C’est une curieuse petite boîte dans Chelsea. Mon amie m’a appris que les gens de théâtre y venaient au cours de la soirée pour y déguster des œufs au bacon et des croque-monsieur : tout cela fait très bohème. Il y a des loges dissimulées tout autour de la salle et à mon avis, l’endroit ne doit pas être tellement correct !

— Et vous pensez que…

— 3 Cœur est mis pour le bal des Trois Chœurs. 12 plis veut dire 12 heures ou plus exactement minuit. As de Pique désigne la boîte du même nom.

— Et que faites-vous de l’impasse au Roi ?

— Ma foi, je pensais que nous pourrions le découvrir ensemble ?

— Je ne serais pas surpris que vous ayez deviné juste, reconnut Tommy. Mais je ne vois pas très bien pourquoi vous tenez à intervenir dans les affaires sentimentales d’autrui ?

— Je n’interviendrai pas. Je propose seulement une expérience intéressante au point de vue détective. Nous avons besoin d’entraînement.

— N’empêche que votre véritable but est de vous rendre au bal des Trois Chœurs et de danser ! On peut dire que vous avez de la suite dans les idées !

Tuppence éclata de rire avec effronterie.

— Soyez beau joueur, chéri ! Oubliez que vous avez trente-deux ans et un poil gris dans votre sourcil gauche.

— J’ai toujours été faible avec les femmes ! Dois-je me rendre ridicule en portant un travesti ?

— Certainement, mais vous pouvez me faire confiance là-dessus. J’ai une idée merveilleuse.

 

Lorsqu’il rentra chez lui, le lendemain soir, Tommy vit Tuppence sortir de sa chambre et se précipiter sur lui, en annonçant :

— Il est arrivé.

— Qui ça ?

— Le costume. Venez le voir.

Tommy obéit. Sur le lit s’étalait un uniforme complet de pompier, que complétait un casque étincelant.

— Grand Dieu ! Me serais-je enrôlé dans la brigade des pompiers de Wembley sans le savoir ?

— Vous n’avez pas encore compris. Faites travailler vos petites cellules grises, mon ami.

— Attendez… je commence à comprendre. Tout cela cache un motif obscur. Qu’allez-vous porter, Tuppence ?

— Un de vos vieux costumes, chapeau américain et paire de lunettes en corne.

— La description est assez rudimentaire mais je saisis. Mc Carty incognito. Et je suis Riordan.

— Exactement. J’ai pensé que nous devions pratiquer les méthodes américaines aussi bien que les anglaises. Pour une fois, je serai la vedette et vous serez mon humble assistant.

— N’oubliez pas, l’avertit Tommy, que c’est toujours une innocente remarque du simple Danny qui met Mc Carty sur la bonne piste.

Mais Tuppence se contenta de rire. Elle se trouvait dans une heureuse disposition d’esprit.

 

La soirée fut des plus réussies. L’assistance, la musique, les costumes fantasques… tout conspira à ravir le jeune couple. Tommy oublia son rôle du mari que l’on sort contre son gré et qui s’ennuie.

À minuit moins dix, ils se rendirent en voiture au mal famé As de Pique. Comme l’avait décrit Tuppence, il s’agissait d’un antre souterrain, minable, d’apparence très excentrique. Les couples travestis y grouillaient. Des loges closes s’alignaient contre les murs et les Beresford en accaparèrent une dont ils laissèrent la porte entrouverte afin d’observer ce qui se passait dans la salle.

— Je me demande si nous allons repérer ceux qui nous intéressent ? remarqua Tuppence. Que pensez-vous de cette Colombine là-bas, accompagnée du Méphistophélès en rouge ?

— Je préfère le rusé Mandarin et la dame qui essaie d’être prise pour un cuirassé… Plutôt, un yacht de plaisance, à mon avis.

— Comme il est spirituel ! Il a juste bu ce qu’il faut ! Qui est cette dame qui arrive, vêtue en Dame de Cœur ? Un costume ingénieux.

La personne en question pénétra dans la loge contiguë à la leur, suivie de son escorte, « l’Homme habillé de Journaux » d’« Alice au Pays des Merveilles ». Ils portaient tous deux le loup classique, assez usité à l’As de Pique.

— Je suis sûre que nous sommes plongés dans une atmosphère malsaine, émit Tuppence, le regard pétillant, des scandales se trament tout autour de nous.

Un cri, apparemment de protestation, s’éleva de la loge voisine, dominé par un rire masculin bruyant. Tout le monde riait ou chantait. Les voix aiguës des femmes contrastaient avec celles de leurs escortes mâles.

— Regardez cette bergère ! s’exclama Tommy. Celle qui accompagne le Français comique. C’est peut-être là notre duo ?

— Je n’ai pas l’intention de me tourmenter à ce sujet. Le principal est que nous nous amusions.

— J’aurais pu m’amuser bien plus dans un autre costume, grogna Tommy. Vous n’avez aucune idée de la chaleur que celui-ci procure.

— Courage. Vous êtes ravissant.

— Merci. Je n’en dirai pas autant de vous. Vous êtes le gamin le plus marrant que j’aie jamais vu.

— Mon ami, je vous prie de rester courtois. Hello ! le gentleman en journaux abandonne sa dame. Où va-t-il ?

— Au bar pour activer la venue des consommations, j’imagine. J’en ferais bien autant.

— Cela lui prend du temps, remarqua Tuppence au bout de quelques minutes. Tommy, me tiendriez-vous pour une parfaite idiote si…

Soudain, elle sursauta.

— Traitez-moi d’idiote si vous le voulez, mais je me rends dans la loge voisine.

— Voyons, Tuppence, vous ne pouvez pas…

— J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche. J’en suis sûre. N’essayez pas de me retenir.

Elle sortit vivement et son mari la suivit. La porte de la loge voisine était fermée. Tuppence l’ouvrit et s’immobilisa sur le seuil.

La femme vêtue en Dame de Cœur se tenait assise dans un coin, appuyée contre le mur dans une attitude peu naturelle. Derrière le masque, ses yeux regardaient fixement les nouveaux venus, mais elle ne bougeait pas. Sur le côté gauche de sa robe rouge et blanche, le dessin semblait avoir coulé. Il y avait trop de rouge…

Poussant un cri, Tuppence fit un pas en avant. Au même moment, Tommy aperçut ce qu’elle venait de découvrir : le manche ciselé d’une dague plantée juste sous le cœur.

Tuppence se mit à genoux près de la femme.

— Vite, Tommy, elle respire encore. Allez chercher le directeur et dites-lui de trouver un médecin.

— D’accord. Faites attention à ne pas toucher le manche de cette dague.

— Bien sûr. Dépêchez-vous !

Beresford sortit précipitamment en refermant la porte.

Tuppence entoura les épaules de l’inconnue qui esquissa un geste faible. La jeune femme comprit qu’elle voulait se débarrasser de son masque. Elle le détacha avec précaution et découvrit un visage frais comme un bouton de rose, avec de grands yeux fixes où on lisait l’horreur, la douleur et une sorte d’incrédulité ahurie.

— Pouvez-vous parler ? demanda doucement Tuppence. Pouvez-vous me dire qui a fait cela ?

Les yeux de la blessée restaient fixés sur elle. Elle soupirait. C’était le long soupir saccadé d’un cœur qui achève sa course. Cependant, la mourante continuait à regarder fixement Tuppence.

Ses lèvres s’entrouvrirent.

— C’est Bingo, murmura-t-elle péniblement.

Puis sa main se détendit et elle sembla se pelotonner contre l’épaule de sa voisine.

Tommy arriva suivi de deux hommes. Le plus grand au visage austère était de toute évidence un médecin.

Tuppence abandonna son fardeau.

— Je crains qu’elle ne soit morte, articula-t-elle la voix mal assurée.

Le praticien procéda à un examen rapide puis se redressa :

— C’est fini… Nous ferions mieux de laisser les choses dans l’état où elles sont jusqu’à l’arrivée de la police. Que s’est-il passé ?

D’une voix hésitante, Tuppence le mit au courant, omettant cependant de mentionner les raisons qui l’avaient poussée à pénétrer dans la loge.

— Une curieuse affaire, remarqua le médecin. Vous n’avez rien entendu ?

— Je l’ai entendue pousser une sorte de cri mais au même moment l’homme a éclaté de rire. Naturellement, il ne m’est pas venu à l’idée…

— Naturellement, approuva le médecin d’un ton réconfortant. Et vous dites que l’homme portait un masque. Le reconnaîtriez-vous ?

— Je ne pense pas. Et vous, Tommy ?

— Non. Cependant, nous connaissons son travesti.

— La première chose à faire sera d’identifier cette pauvre femme, remarqua encore le médecin. Après cela, eh bien ! je suppose que la police découvrira la vérité assez vite. Ce ne devrait pas être une affaire difficile à résoudre. Ah ! les voici qui arrivent…

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